Si la langue arabe est la quatrième langue la plus parlée du monde, elle reste en France une mal-aimée, injustement considérée. Insuffisamment enseignée, elle est au cœur de polémiques qui faussent sa perception. Dans son livre, Jack Lang s’attaque à ces idées reçues. Entretien.
Saviez-vous que la langue arabe figure en troisième position parmi les langues auxquelles le français a le plus emprunté, après le latin et l’italien. Jean Pruvost, lexicologue, recense quelque quatre cents mots français empruntés à l’arabe : « De la tasse de café à l’orangeade, de la jupe de coton au gilet de satin, de l’algèbre à la chimie ou aux amalgames ; à propos de la faune, de la flore, des arts, des parfums, des bijoux, de l’habitat, des transports ou de la guerre, nous employons chaque jour des mots empruntés à l’arabe », souligne-t-il.
Si on s’en doutait pour les mots sarouel, nabab, baraka ou encore toubib, on peut être plus surpris pour les termes truchement, abricot, épinard, civette ou encore algorithme. C’est que la langue arabe a largement voyagé et a été véhiculée par les croisades, les conquêtes arabes, les échanges commerciaux en Méditerranée et, plus récemment, par l’exil des pieds-noirs, l’immigration ou encore la musique.
MANIFESTE POUR ENSEIGNER L’ARABE
Sacralisée par la révélation coranique, la langue arabe détient une puissance spirituelle et poétique qu’elle tire d’une histoire millénaire. Langue des Arabes et des musulmans, elle est aussi celles des chrétiens, des juifs et des athées. C’est une langue d’empire et de civilisation, qui s’est enrichie au gré de ses peuples locuteurs et des régions, au contact de cultures variées, au fil des siècles. L’ouvrage La Langue arabe, trésor de France, signé Jack Lang, ministre de la Culture du président François Mitterrand, est un manifeste pour l’enseignement de la langue arabe dans l’Hexagone. Aujourd’hui président de l’Institut du monde arabe à Paris, il y invite le lecteur à découvrir « l’histoire étonnante et la richesse d’une langue introduite en France il y a des siècles, et qui appartient aujourd’hui à notre patrimoine culturel ». Il plaide d’ailleurs pour que l’école de la République accorde toute sa place à son enseignement, et que cette langue retrouve, dans la société française, toutes ses lettres de noblesse.
UNE GRANDE LANGUE VIVANTE ET UNIVERSELLE
La relation entre l’arabe et la France est une histoire initiée il y a effectivement plusieurs siècles. Jack Lang rappelle que, dès le Moyen Âge, des traductions de textes arabes par des savants français, juifs et chrétiens témoignent de relations entre les deux cultures. Au XIIe siècle, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, imagine combattre les musulmans, non pas par les armes, mais sur le terrain intellectuel. Pour cela, il fait traduire le Coran, alors que les croisades font rage. À partir du XVIe siècle, la maîtrise de la langue arabe permet d’ouvrir la porte aux connaissances scientifiques et aux pensées philosophiques issues de l’Islam classique. Des chefsd’œuvre sont aussi traduits de l’arabe, à l’image des Mille et Une Nuits, texte devenu immense référent culturel. Jean de la Fontaine s’inspire pour ses Fables d’un recueil de récits d’animaux, célèbre dans le
monde arabo-musulman : Kalila wa Dimna. C’est au XVIIe siècle qu’un enseignement stable de l’arabe s’impose à Paris. Mais les deux guerres mondiales et les mouvements d’indépendance vont mettre à mal la langue arabe sur le territoire français, devenue menaçante pour une France déjà affaiblie. Ce sera seulement après l’indépendance de l’Algérie, en 1962, puis avec la scolarisation massive des enfants de l’immigration, à la suite de la politique de regroupement familial, au début des années 1970, que l’enseignement de l’arabe se diffusera dans les établissements secondaires, par le biais de professeurs rapatriés dans l’Hexagone. En France, l’arabe est aujourd’hui parlé par 4 millions de locuteurs. Pour Jack Lang, c’est « une langue du monde contemporain à part entière », celle des scientifiques, des chercheurs, des journalistes et des entrepreneurs, mais aussi celle des écrivains, des poètes, des artistes et des chanteurs, tant « elle exprime les enjeux culturels, économiques et géopolitiques de notre temps, et participe à la création et au renouveau du monde arabe ». Quatrième langue dans le monde par le nombre de ses locuteurs (plus de 400 millions) et deuxième, après l’anglais, par l’étendue géographique de son usage (répertorié dans 60 pays), elle est une langue vivante et universelle.
UN ENSEIGNEMENT EN RECUL
Pourtant, elle pointe au dernier rang par la diffusion de son enseignement, notamment en France où, aujourd’hui, seul 1 enfant sur 1 000 étudie l’arabe à l’école primaire, 2 sur 1 000 au collège, malgré une demande qui ne cesse de croître – et pas seulement de la part d’élèves issus de l’immigration maghrébine. « La reconnaissance de l’arabe comme langue au firmament est au point mort dans la société française actuelle, totalement recouverte par une autre image aussi dévalorisée que dévalorisante », déplore Jack Lang. L’ancien ministre tente de trouver des explications. « Cette langue est devenue à son corps défendant l’objet de fixations contraires : chez certains elle est discréditée, mise en quarantaine par les marchands de peur ou de haine qui rabâchent leur conception rabougrie de ce que devrait être la France. Chez d’autres, elle devient un vecteur de rupture », avance l’ancien ministre de l’Éducation nationale. Et de rappeler que « la langue arabe n’est pas l’apanage des hommes de religion, pas plus qu’elle n’est l’exclusive des Français d’origine arabe. Elle appartient à tous les citoyens, à toutes les générations avides de la découvrir ou de la redécouvrir. »