D’abord utilisé pour qualifier les femmes issues de l’immigration que la société française jugeait « intégrées » dans les années 1980, le terme « beurette » est ensuite devenu une insulte. Pourquoi pose-t-il problème aujourd’hui et stigmatise-t-il celles qui en sont affublées ? Entretiens et témoignages.
Sarah Diffalah, journaliste, et Salima Tenfiche, chercheuse en cinéma et professeure à l’université, sont amies depuis l’enfance et toutes deux Françaises d’origine algérienne. Un soir, alors qu’elles n’avaient jamais abordé le sujet auparavant, elles se sont retrouvées à s’interroger sur leur identité. Puis elles ont décidé d’enquêter sur ce que vivent aujourd’hui les femmes maghrébines en France face au racisme ordinaire. Elles ont alors interviewé une trentaine de femmes maghrébines, connues (comme Sabrina Ouazani, Zahia Ziouani, Jeannette Bougrab) ou pas, pour en tirer un livre, juste et précieux. Toutes les personnes réunies y font partie des clichés qui leur collent à la peau. Le mot « beurette » est l’un d’entre eux. On a demandé à Sarah et Salima de nous en dire plus sur cette insulte symbolique liée à un imaginaire colonial toujours bien vivace.
Comment vous est venu l’idée de ce livre ? Sarah : On se connaît depuis qu’on est petites avec Salima ; on habitait le même ensemble de HLM à Paris, dans le XIVe arrondissement. Pendant que nos mères, qui sont toutes les deux Kabyles, se parlaient, on jouait en bas de l’immeuble. La résidence où l’on vivait était très mixte avec des habitants d’origines très diverses. On est vite devenues amies. Et puis, un soir, on s’est mise à discuter de nos origines, de notre culture commune alors qu’on ne l’avait jamais fait auparavant. À mon travail, je n’avais pas dit clairement que j’étais Algérienne par exemple. Avec mes cheveux lissés, on me prenait parfois pour une Latine, sans vraiment savoir d’où je venais. La presse étant très monochrome, je n’avais pas insisté, mue par un désir d’intégration. Avec Salima, on voulait interroger des femmes sur leur identité pour leur demander avec quoi elles avaient dû composer dans leur vie. Est-ce qu’elles avaient un jour caché qui elles étaient ? Le mot « beurette » est arrivé pendant qu’on enquêtait. On s’est rendu compte qu’il était toujours utilisé de manière péjorative à la fois par ceux qui ne sont pas Maghrébins mais aussi parfois par la communauté elle-même (la fameuse expression « beurette à chicha »). La presse l’employait aussi beaucoup à l’époque où Rachida Dati commençait à faire parler d’elle. On utilisait alors l’expression « beurgeoisie ». Mais heureusement, les journalistes l’emploient moins aujourd’hui.
Salima : J’ajouterais qu’avant cette nuit où l’on s’est confié l’une à l’autre avec Sarah, cela faisait déjà plusieurs années que l’on s’était dit que quelque chose clochait en France dans la manière dont on percevait les Arabes, y compris ceux que l’on considérait comme « bien intégrés ». On a constaté en interviewant d’autres femmes pour le livre que la honte de soi que peuvent ressentir certaines personnes d’origine maghrébine en France vient souvent du racisme. On espère qu’en lisant l’ouvrage, des jeunes filles se diront qu’elles peuvent arrêter, par exemple, de se lisser les cheveux et qu’il n’y a pas un seul type de beauté. On peut être sexy sans ressembler à Kim Kardashian.
Au départ, le mot « beurette » n’était pourtant pas une insulte… Sarah : C’est exact. Il désigne la femme d’origine maghrébine émancipée des années 1980. Celle de la génération « black-blanc-beur » et de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, surnommée la Marche des beurs. Il s’agit au début du féminin du mot « beur ». Mais ensuite, dans les années 2000, le terme devient une recherche prise sur les sites pornographiques, ainsi qu’une insulte dans les cours d’école. Aujourd’hui, on peut traiter une jeune fille trop maquillée ou qui fréquente des garçons de « beurette », même si elle n’a pas d’origine maghrébine.
Qu’est-ce que ce mot « beurette » signifie exactement ? Toutes les femmes maghrébines peuvent-elles être taxées de « beurettes » ? Salima : Celle qu’on traite le plus souvent de « beurette », c’est la fille trop maquillée, trop vulgaire, trop sexy, qui peut être une michetonneuse et peut monnayer son corps. Elle met beaucoup d’autobronzant, se lisse les cheveux et porte des jeans moulants. Sur la justice trop libre sexuellement. Ce terme pose problème par son racisme car il sert à disqualifier les femmes maghrébines, mais aussi d’un point de vue féministe car il empêche les femmes d’être libres de leur corps et de leur apparence. Si une femme dispose de son corps ou se montre, alors ça sera mal vu aussi bien en France qu’au Maghreb.
En quoi le mot « beurette » est-il lié à l’histoire coloniale ?
Il est nourri par l’imaginaire colonial car la femme maghrébine apparaît depuis les peintures orientalistes comme une femme lascive qu’on peint nue, parfois accompagnée d’un narguilé. C’est soit une danseuse, soit une prostituée. Ou alors, elle est représentée voilée, telle une silhouette furtive. En fait, les peintres ne devaient pas représenter les femmes nues au temps de l’orientalisme, aux XVIIIe Safya, 20 ans, étudiante « Il s’agit d’une insulte dénigrante. »
« On m’a souvent qualifié de « beurette » dans ma vie personnelle. Mes amis, mes camarades de classe ou même mon copain l’ont fait. On me qualifiait ainsi quand je me faisais coquette, que je me maquillais ou que je portais des vêtements sexy. Quand je dis que je vais aller en boîte ou à la chicha avec mes copines, mon conjoint me traite de « beurette ». J’ai beau expliquer à tout le monde qu’il s’agit d’une insulte, d’un terme dénigrant, et que cela me bénisse, on continue à me clamer que ce n’est qu’une blague, que je ne je dois pas mal le prendre et avoir plus d’autodérision. On me dit que ce n’est pas raciste, car sinon on ne me fréquenterait pas. Bref, c’est moi qui serais trop susceptible et qui devrait accepter ce terme parce qu’il est censé être drôle. »
Wafia, 32 ans, assistante sociale « Vu votre prénom et votre nom de famille, vous êtes une beurette ! »
« Je travaille en tant qu’assistante sociale en mutualité en Belgique. Un jour, j’ai passé plus de 20 minutes à expliquer à un affilié le système de sécurité sociale du pays. À la fin, il m’a demandé mes coordonnées. Et là, il m’a dit : « Ah, mais vu votre prénom et votre nom de famille, vous êtes une beurette ! » Choquée, il m’a fallu un temps de pause. Je lui ai ensuite répondu que ce terme était extrêmement péjoratif. Il continuait d’insister en affirmant qu’il s’y connaissait en sémantique et que c’était ainsi qu’on appelait « les gens comme moi ». J’ai donc passé de longues minutes à expliquer un système assez complexe au téléphone à quelqu’un pour qu’on me remercie de la sorte. J’ai fini par raccrocher et j’en ai même pleuré, épuisée par la situation. Mes collègues ne m’ont pas compris. J’ai essuyé mes larmes pour qu’elles ne voient pas que ça m’avait touchée et j’ai continué mon travail… »
Myriam, 38 ans, assistante de direction « Ça, c’est bien du travail d’Arabe. »
« Je sortais depuis quelques années avec un homme qui n’était pas maghrébin. Je savais qu’il aimait les femmes avec des origines méditerranéennes. Il disait souvent qu’il trouvait Zahia et Nabilla très belles. Parfois, j’avais presque l’impression de n’être qu’un fantasme pour lui avec mes longs cheveux noirs. Il faisait souvent des remarques déplacées. Il avait notamment pour habitude de me dire : « tu fais ta beurette » quand je mettais des talons ou une jupe. Au bout d’un moment, j’ai commencé à lui signifiant que l’expression me vexait. Il me répondait que tous les rappeurs l’employaient et que je n’étais pas cool si cela m’offensait. Au final, il ne s’agissait pas d’un simple mot, car il a de plus en plus prononcé des propositions racistes. Je l’ai quitté après une blague de trop. Alors que j’avais fait le ménage de fond en peigne et qu’il restait de la poussière sur un meuble, il m’a dit : « ça, c’est bien du travail d’Arabe. » Avec le recul, je ne sais pas comment j’ai fait pour rester aussi longtemps en couple avec un tel tocard. »
Ibtissam, 38 ans, aide-comptable « On nous parle de communautarisme alors qu’on le subit, ce communautarisme. »
« C’est une situation qui m’a choquée et que je ne digère pas encore aujourd’hui, 12 ans après. J’étais à l’hôpital pour accoucher de mon fils et ils mettaient chaque maman dans une chambre double dans l’ordre de leur arrivée. Une maman maghrébine arrive alors et elle devait aller dans la chambre d’à côté où il y avait une maman « française de souche » et les infirmières ont dit « Bon, on va les mettre ensemble (en parlant de moi), elles se comprendront mieux ! » Et elles ont laissé l’autre maman « française de souche » seule dans la chambre ! Après, on nous reproche notre soi-disant communautarisme alors qu’on le subit, ce communautarisme ! C’est comme dans les quartiers où les logements sociaux sont attribués par une commission : ils décident d’y regrouper tous les Arabes. Ce n’est certainement pas le choix des habitants ! A nous l’imposez ! » * Certains prénoms, métiers ou âges ont été modifiés.
Lecture :
Beurettes. Un fantasme français Éditions du seuil
21,50 € 320 pages