Ils risquaient de tomber dans l’oubli ; les tatouages berbères commencent une nouvelle vie avec les jeunes générations.
Lire aussi : J’ai des tatouages, et alors !
Elle est venue d’un village près de Gafsa, dans le centre-ouest de la Tunisie, pour faire la promotion de l’artisanat de sa région. Dans un magasin éphémère de l’avenue Habib-Bourguiba où se succèdent chaque semaine les régions rurales, Halima, 65 ans, vend des objets en paille tressée. Ses voisines proposent des tapis aux motifs berbères, ceux-là mêmes qu’elle arbore sur son visage tatoué. « J’étais très petite. Je me rappelle quand même la douleur comme si je l’avais fait hier. Je voulais imiter les grandes. J’ai tellement pleuré qu’ils ont fini par me tatouer aussi. » Halima est une exception. À son époque, déjà, la pratique était en passe d’être abandonnée. Sur sa peau toujours lisse et élastique, il n’y a que l’encre bleue qui a laissé son empreinte. Le temps ne semble pas avoir d’emprise sur Halima, mais un jour viendra où la dernière génération de femmes tatouées disparaîtra. Et après ? La tradition peut espérer survivre grâce à une poignée de passionnés prêts à tout pour la réhabiliter.
MARQUEUR IDENTITAIRE
Depuis quatre ans, Manel Mahdouani grave des motifs berbères sous la peau de ses clients. Dans sa famille, le tatouage a sauté une génération. Du visage de sa grand-mère à son avant-bras gauche, couvert d’une fine dentelle. Manel s’est lancée dans une quête infinie, une course contre la montre aussi, pour collecter, identifier et comprendre la signification des tatouages amazighs. Équipée d’un crayon et de son carnet de croquis, elle mène l’enquête dans les petits villages à la recherche des « plus belles femmes », avec les « tatouages les plus vibrants ». Des dessins qui changent en fonction des régions, mais qui obéissent aux mêmes règles, de la Libye au Mali en passant par l’Algérie. Pendant six mille ans, les jeunes filles qui atteignaient la puberté étaient tatouées, sur le visage, les jambes, les bras, la poitrine. Losange, croissant de lune, croix, cercle, spirale. Elles portaient le symbole de leur tribu, d’une déesse, d’un trait de caractère.
« Plus la femme était tatouée, plus elle était belle. Avant, toutes les femmes étaient maquillées de tatouages », souligne Manel, en laissant échapper un rire. Comme cette époque semble lointaine à présent. « Il y a des femmes qui sont encore fières de leurs tatouages, mais elles n’osent pas vraiment le dire devant les gens, leurs enfants et leurs fils encore moins, parce que la société a changé et les oblige maintenant à ressentir de la honte. » Rite initiatique, le tatouage marquait le passage à l’âge adulte. C’était une épreuve très douloureuse, raconte Manel. « La femme ne devait pas pleurer. » Résister à la souffrance, pour montrer sa capacité à s’occuper d’une famille et à élever des enfants.
DÉSORIENTÉ
Peu à peu, le sens s’est perdu. Des signes « + » sur les joues et un grand dessin sur le front : deux bandes qui se rejoignent vers le bas pour former une silhouette humaine. Halima ne comprend pas les symboles qu’on lui a glissés, enfant, sous la peau. C’est ce que disent la plupart des femmes que Manel a rencontrées. Ces dessins prennent aujourd’hui une nouvelle signification avec la diaspora maghrébine. « Je trouve ça important de garder un peu d’histoire en moi. J’aime ma grand-mère, j’ai envie de garder un truc d’elle », écrit une jeune fille dans une discussion dédiée au tatouage berbère sur Internet. Manel voit défiler les Français, Allemands, Suisses, Belges. « Il y a beaucoup d’histoires très touchantes. Par exemple, j’ai une cliente qui n’était pas revenue en Tunisie depuis la mort de son père dans les années 1990. Elle voulait se faire tatouer à sa mémoire. » C’est assez rare mais certaines personnes lui demandent des motifs amazighs sur le visage. « J’en ai fait deux en un mois ! Une fille très jeune de 21 ans et une femme qui a 59 ans. C’est une Algérienne de France, kabyle. Elle était très fière. » Le tatouage berbère a le vent en poupe et s’exporte désormais vers les États-Unis, et jusqu’à la Russie. Avec plus ou moins de réussite. Manel déplore cet effet de mode, qui privilégie l’esthétique au sens des symboles
RELIGION
Les grands-mères amazighs au sommet de la hype ? Peut-être… mais pour elles, ce n’est pas plus facile à assumer. Halima n’est pas à l’aise avec ses tatouages. « Un médecin est passé à la télé pour montrer comment on les enlève. On s’est renseigné, mais c’était à Sousse, c’était trop cher. » La tradition est devenue difficile à porter dans la Tunisie moderne. À partir des années 1960, la pratique, trop connotée, a été progressivement abandonnée, comme l’explique Manel. « La première raison, c’est le regard de la société. On disait aux filles tatouées : “Toi, tu es bédouine, tu viens de la montagne.” » Jusque très récemment, ce n’était donc pas une question de religion. Islam et tatouages ont d’ailleurs cohabité pendant plus de mille ans au Maghreb. La notion de « haram » a fait son apparition il y a peu, avec le développement des chaînes satellitaires et du pèlerinage à La Mecque.